10.5 

L'offensive de Wrangel - Sa defaite


Extrait de LA RÉVOLUTION INCONNUE de Voline


 

10.5.1 Les bolcheviks en danger - Leur entente avec l'Armée insurrectionnelle

Passons au quatrième acte : l'expédition de Wrangel.

L'ex-officier tzariste baron Wrangel remplaça Dénikine à la tête du mouvement blanc. Dans les mêmes parages - en Crimée, en Caucase, dans les régions du Don et du Kouban - il s'efforça de rassembler et de regrouper les restes des troupes dénikiniennes. Il y parvint avec succès. Alors il renforça ses troupes de base, grâce à plusieurs recrutements successifs et finit par mettre sur pied une armée bien charpentée et toute dévouée, la politique désastreuse des bolcheviks dressant contre eux des couches populaires de plus en plus vastes.

Wrangel commença à inquiéter sérieusement les bolcheviks dès le printemps 1920. Plus fin, plus rusé que son prédécesseurs il devint rapidement dangereux.

Dès le milieu de l'été, il commença à prendre nettement le dessus. Il avançait lentement, mais sûrement. Bientôt son avance constitua une menace grave pour tout le bassin du Donetz. Les bolcheviks étant fortement engagés - et éprouvant des revers - sur le front polonais, la Révolution tout entière se trouva à nouveau en danger.

Comme à l'époque de l'offensive de Dénikine les makhnovistes décidèrent de combattre Wrangel dans la mesure de leurs forces et moyens. A plusieurs reprises, ils se portèrent contre lui. Mais, chaque fois, en plein combat, les troupes rouges les prenaient à revers, les obligeant à abandonner la ligne de feu et à se retirer.

En même temps, les autorités soviétiques ne cessaient de calomnier et de salir les makhnovistes. Ainsi, par exemple, tout en continuant à les traiter de " bandits " et de " défenseurs des koulaks ", ils répandaient partout la fausse nouvelle d'une alliance entre Makhno et Wrangel, et le représentant plénipotentiaire du gouvernement de Kharkov Yakovleff, n'hésita pas à déclarer, en séance plénière du Soviet d'Ekatérinoslaw, que le gouvernement avait des preuves écrites de cette alliance. Tous ces procédés étaient, pour eux, des " moyens de lutte politique ".

Les makhnovistes ne pouvaient rester indifférents à l'avance de plus en plus menaçante de Wrangel. Selon eux, il importait de le combattre sans retard, sans lui laisser le temps d'étendre et de consolider ses conquêtes. Mais que faire des communistes ? D'abord, ils empêchaient les makhnovistes d'agir. Ensuite leur dictature était tout aussi néfaste et hostile à la liberté des travailleurs que celle de Wrangel.

Après avoir examiné le problème sous toutes ses faces, le Conseil des Insurgés et l'état-major de l'armée considérèrent que, vis-à-vis de la Révolution, Wrangel représentait malgré tout l' " ennemi n° 1 " et qu'il fallait essayer de s'entendre avec les bolcheviks.

La question étant portée ensuite devant la masse des insurgés, ceux-ci décidèrent, au cours d'un grand meeting, que l'anéantissement de Wrangel pouvait donner de grands résultats. L'Assemblée se rangea à l'avis du Conseil et de l'Etat-major.

Il fut décidé de proposer aux communistes une suspension des hostilités entre eux et les makhnovistes afin d'écraser Wrangel de concert.

En juillet et en août, des dépêches en ce sens furent envoyées à Moscou et à Kharkov, au nom du Conseil et du commandant de l'Armée insurrectionnelle. Elles restèrent sans réponse. Les communistes continuaient leur campagne contre les makhnovistes, leur faisant la guerre et les abreuvant de calomnies.

Au mois de septembre, Ekatérinoslaw dut être abandonné par les communistes. Wrangel s'empara, presque sans résistance, de Berdiansk, d'Alexandrovsk, de Goulaï-Polé, de Sinelnikovo, etc.

C'est alors seulement qu'une délégation plénipotentiaire du Comité Central du Parti Communiste, un certain Ivanoff en tête, se rendit à Starobelsk (région de Kharkov), où les makhnovistes campaient à ce moment-là, afin d'engager avec eux les pourparlers au sujet d'une action combinée contre Wrangel.

Ces pourparlers eurent lieu séance tenante, à Strarobelsk même. Ils aboutirent aux préliminaires d'un accord militaire et politique entre les makhnovistes et le pouvoir soviétique. Les clauses de ces préliminaires furent envoyées à Kharkov, afin d'y être définitivement rédigées et ratifiées.

A cet effet, et aussi pour entretenir des rapports suivis avec l'état-major bolcheviste, Boudanoff et Popoff partirent pour Kharkov.

Entre le 10 et le 15 décembre 1920, les clauses de l'accord furent rédigées définitivement et adoptées par les deux contractants.

Malgré notre souci d'abréger, ce document historique doit être cité en entier. Sa teneur est fort suggestive. De plus, les événements qui suivirent la conclusion du pacte ne peuvent être compris ni appréciés à leur juste valeur qu'à condition de connaître, en tous leurs points, les dispositions de l'acte.

Convention de l'accord militaire et politique préliminaire entre le gouvernement soviétique de l'Ukraine et l'Armée insurrectionnelle révolutionnaire (makhnoviste) de l'Ukraine.

Partie I.- Accord politique.

1. - Elargissement immédiat de tous les makhnovistes et anarchistes emprisonnés ou exilés sur les territoires des républiques soviétiques ; cessation de toutes persécutions des makhnovistes et des anarchistes ; seuls ceux qui mèneraient la lutte armée contre le gouvernement des Soviets ne seraient pas compris dans cette clause.

2. - Liberté entière pour tous les makhnovistes et anarchistes de toute expression publique et de toute propagande de leurs principes et idées, par la parole et par la presse, sauf toutefois l'appel au renversement violent du Pouvoir des Soviets, et à condition de respecter les dispositions de la censure militaire.
Pour toutes sortes de publications, les makhnovistes et les anarchistes, en tant qu'organisations révolutionnaires reconnues par le gouvernement des Soviets, disposeront de l'appareil technique de l'État des Soviets, en se soumettant, naturellement, aux règlements techniques des publications.
3.- Libre participation aux élections aux Soviets ; le droit pour les makhnovistes et les anarchistes d'y être élus. Libre participation à l'organisation du prochain cinquième Congrès panukrainien des Soviets, qui doit avoir lieu en décembre prochain .

Signé : Par mandat du gouvernement des Soviets de la République Socialiste Soviétique de l'Ukraine : Yakovleff. - Plénipotentiaires du Conseil et du commandement de l'Armée insurrectionnelle révolutionnaire (makhnoviste) de l'Ukraine : Kourilenko, Popoff.

Partie II.-Accord militaire

1. - L'Armée insurrectionnelle révolutionnaire (makhnoviste) de l'Ukraine fera partie des forces armées de la République connue armée de partisans, subordonnée, quant aux opérations, au commandement suprême de l'Armée Rouge. Elle gardera sa structure intérieure établie, sans avoir à adopter les bases et les principes d'organisation de l'Armée Rouge régulière.

2. - En passant à travers le territoire des Soviets, en se trouvant au front ou en traversant les fronts, l'Armée insurrectionnelle révolutionnaire (makhnoviste) de l'Ukraine n'acceptera dans ses rangs ni détachements ni déserteurs de l'Armée Rouge.
Remarques :
a) Les unités de l'Armée Rouge ainsi que les soldats rouges isolés qui auraient rencontré, à l'arrière du front de Wrangel, l'Armée insurrectionnelle révolutionnaire et se seraient joints à elle, devront, en retrouvant l'Armée Rouge, retourner dans ses rangs ;
b) Les partisans makhnovistes se trouvant à l'arrière du front de Wrangel, ainsi que tous les hommes se trouvant présentement dans les rangs de l'Armée insurrectionnelle, y resteront, même s'ils avaient été mobilisés auparavant par l'Armée Rouge.
3. - Dans le but d'anéantir l'ennemi commun - l'armée blanche - l'Armée insurrectionnelle révolutionnaire (makhnoviste) de l'Ukraine mettra les masses travailleuses qui marchent avec elle au courant de l'accord conclu ; elle invitera la population à cesser toute action hostile contre le Pouvoir des Soviets ; de son côté, le gouvernement des Soviets fera publier immédiatement les clauses de l'accord conclu.
4. - Les familles des combattants de l'Armée insurrectionnelle (makhnoviste) habitant le territoire de la République des Soviets jouiront des mêmes droits que celles des soldats de l'Armée Rouge et seront munies, à cet effet, des documents nécessaires par le gouvernement soviétique de l'Ukraine.

Signé : Commandant du front Sud : Frounzé. - Membres du Conseil révolutionnaire du front Sud : Béla Koun, Gousseff. - Délégués plénipotentiaires du Conseil et du Commandement de l'Armée insurrectionnelle makhnoviste : Kourilenko, Popoff .

En plus des trois clauses susmentionnées de l'accord politique, les représentants du Conseil et du commandement de l'armée makhnoviste soumirent au gouvernement des Soviets une quatrième clause particulière, ainsi conçue :

Quatrième clause de l'accord politique.

Un des éléments essentiels du mouvement makhnoviste étant la lutte pour l'auto-administration des travailleurs, l'Armée insurrectionnelle croit devoir insister sur le point suivant (le quatrième) : dans la région où opérera l'armée makhnoviste, la population ouvrière et paysanne créera ses institutions libres pour l'auto-administration économique et politique, ces institutions seront autonomes et liées fédérativement - par pactes - avec les organes gouvernementaux des Républiques Soviétiques.
Pratiquement, il s'agissait de réserver aux insurgés makhnovistes deux ou trois départements de l'Ukraine pour qu'ils pussent y réaliser en toute liberté leur expérience sociale, gardant des rapports fédératifs avec l'U.R.S.S.

Bien que cette clause spéciale ne fît pas corps avec le pacte signé, les makhnovistes y attachaient, naturellement, une très grande importance.

Détail curieux : après la conclusion du pacte avec les makhnovistes, les bolcheviks se virent dans l'obligation de déclarer, par la voix du " Commissariat principal de la Guerre ", que Makhno ne s'était jamais trouvé en relations avec Wrangel, que les affirmations répandues à ce sujet par les autorités furent une erreur basée sur de fausses informations, etc. Ces déclarations furent publiées par le " Commissariat principal de la Guerre ", sous le titre " Makhno et Wrangel ", dans le Prolétaire et dans d'autres feuilles de Kharkov, vers le 20 octobre 1920.

Nous invitons le lecteur à examiner de près le texte de cet accord. Il y distinguera nettement deux tendances opposées : l'une, étatiste, défendant les privilèges et les prérogatives habituels de l'autorité ; l'autre, populaire et révolutionnaire , défendant les revendications habituelles des masses subjuguées.

Il est extrêmement caractéristique que la première partie de l'accord - celle qui porte sur les clauses " politiques " et revendique les droits naturels des travailleurs - contienne uniquement les thèses makhnovistes. Sous ce rapport, les autorités soviétiques eurent l'attitude classique de toutes les tyrannies : elles cherchèrent à limiter les revendications formulées par les makhnovistes, marchandant sur tous les points, faisant tout leur possible pour réduire les droits du peuple laborieux, droits indispensables pour sa véritable liberté et inaliénables.

Sous divers prétextes, les autorités soviétiques retardèrent longtemps la publication de l'accord conclu.

Les makhnovistes y virent un signe qui n'augurait rien de bon.

Se rendant compte du manque de franchise des autorités soviétiques, ils déclarèrent fermement que tant que l'accord n'aurait pas été publié, l'Armée insurrectionnelle ne pourrait agir suivant ses clauses.

Ce ne fut qu'après cette pression directe élue le gouvernement des Soviets se décida enfin à publier le texte de l'accord conclu. Mais il ne le fit pas en entier, en une seule fois. Il en publia d'abord la partie II (accord militaire ), puis, après un intervalle, la partie I (accord politique ). Le véritable sens du pacte en fut obscurci. La plupart des lecteurs ne le saisirent certainement pas, et c'est ce que le gouvernement bolcheviste chercha.

Quant à la clause politique spéciale (la quatrième), les autorités ukrainiennes la séparèrent de l'accord, prétendant qu'il fallait conférer spécialement à ce sujet avec Moscou.

 

10.5.2 La première défaite de Wrangel par les makhnovistes - Sa débâcle définitive

 

Entre le 15 et le 20 octobre, l'armée makhnoviste se mit en marche pour attaquer Wrangel .

La ligne de bataille s'étendit de Sinelnikovo à Alexandrovsk-Pologui-Berdiansk. La direction prise fut celle de Pérékop (12).

Dès les premiers combats, entre Pologui et la ville d'Orékhov, une partie importante des troupes de Wrangel, commandée par le général Drozdoff, fut battue et 4.000 soldats furent faits prisonniers (13).

Trois semaines après, la région était libérée des troupes de Wrangel. Elles se replièrent vers la Crimée.

Au début de novembre, les makhnovistes, conjointement avec l'Armée Rouge, se trouvaient déjà devant Pérékop.

Quelques jours plus tard, l'Armée Rouge ayant bloqué Pérékop, une partie des troupes makhnovistes, suivant les ordres de l'état-major, passa à une trentaine de kilomètres à gauche de l'isthme et s'engagea sur les glaces du détroit de Sivach, gelé à cette époque. La cavalerie, commandée par Martchenko (paysan anarchiste, originaire de Goulaï-Polé), marchait en tête, suivie du régiment de mitrailleurs, sous les ordres de Kojine (paysan révolutionnaire, commandant de très grande valeur). La traversée se fit sous le feu violent et continu de l'ennemi. Elle coûta beaucoup de vies. Mais la hardiesse et la persévérance des assaillants finirent par briser la résistance des troupes de Wrangel. Elles prirent la fuite. Alors, une autre armée makhnoviste, celle de Crimée, sous les ordres de Simon Karetnik (un autre paysan anarchiste de Goulaï-Polé), se dirigea droit sur Simféropol qui fut enlevé d'assaut, le 13 et le 14 novembre. En même temps, l'Armée Rouge forçait Pérékop.

Il est incontestable qu'ayant pénétré en Crimée par Sivach, les makhnovistes contribuèrent puissamment à la prise de l'isthme de Pérékop, réputé imprenable, en obligeant Wrangel à se retirer au fond de la presqu'île de Crimée pour ne pas être cerné dans les gorges de Pérékop.

L'entreprise de Wrangel prit fin. Les débris de ses troupes s'embarquèrent en toute hâte sur le littoral sud de la Crimée et partirent pour l'étranger.

 

10.5.3 Nouvelles tentatives d'un travail constructif dans la région insurgée

Nous avons dit plus haut que, depuis l'abandon d'Ekatérinoslaw et le second confit avec les bolcheviks, suivi de l'expédition de Wrangel, les événements d'ordre militaire empêchèrent de nouveau toute activité créatrice des masses laborieuses dans la région insurgée. Nous devons, cependant, faire une exception pour le village de Goulaï-Polé.

Remarquons, à ce propos, que tout en étant porté comme village, Goulaï-Polé est plutôt une ville, et même une ville assez importante. Certes, à l'époque dont il s'agit, sa population se composait presque uniquement de paysans. Mais elle comptait 20.000 ou 30.000 habitants. Le village avait plusieurs écoles primaires et deux lycées. Sa vie était intense, et la mentalité de la population fort avancée. Des intellectuels - instituteurs, professeurs et autres - y étaient établis depuis longtemps.

Bien que, pendant les luttes acharnées contre Dénikine, contre les bolcheviks et contre Wrangel, Goulaï-Pelé passât plusieurs fois de mains en mains ; bien que, d'autre part, le gouvernement soviétique, à l'encontre de l'accord conclu, maintînt un semi-blocus de la région et mit tant qu'il put des bâtons dans les roues pour empêcher la libre activité des travailleurs, le noyau actif des makhnovistes, demeuré à Goulaï-Polé, poursuivit très énergiquement son oeuvre constructrice, avec l'aide et le concours enthousiastes de la population entière.

Avant tout, on s'occupa de l'organisation d'un Soviet local libre des travailleurs. Ce Soviet devait mettre sur pied les fondements de la vie nouvelle - économique et sociale de la région, vie basée sur les principes de la liberté et de l'égalité, exempte de toute autorité " politique ". Les habitants de Goulaï-Polé organisèrent à cet effet plusieurs réunions préliminaires et finirent par créer un Soviet qui fonctionna pendant quelques semaines. Il fut détruit plus tard par les bolcheviks.

En même temps, le Conseil des insurgés élabora et édita les " Statuts fondamentaux du Soviet Libre " (à titre de projet).

D'autre part, on se consacra activement à l'oeuvre d'instruction scolaire et d'éducation publique. Cette oeuvre s'imposait de toute urgence, les incursions répétées des diverses armées ayant eu une répercussion néfaste dans le domaine de l'enseignement. Les instituteurs, ne recevant depuis longtemps aucune rémunération, s'étaient dispersés de tous côtés. Les bâtiments scolaires étaient abandonnés.

Dès que les circonstances le permirent, les makhnovistes et toute la population de Goulaï-Polé s'adonnèrent à la tâche de faire renaître l'oeuvre éducative.

Ce qui mérite surtout notre attention, ce sont les idées maîtresses sur lesquelles les initiateurs basèrent cette oeuvre.

  1. Ce sont les travailleurs eux-mêmes qui doivent veiller à la bonne marche de l'instruction et de l'éducation de la jeune génération laborieuse ;
  2. L'école doit être non seulement une source de connaissances indispensables, mais aussi, à titre égal, un moyen de formation de l'homme conscient et libre, capable de lutter pour une vraie société humaine, d'y vivre et d'y agir ;
  3. Pour qu'elle puisse remplir ces deux conditions, l'école doit être indépendante, donc séparée de l'Église et de l'Etat.
  4. L'enseignement et l'éducation de la jeunesse doivent être l'oeuvre de ceux qui y sont portés par leurs dispositions, leurs aptitudes, leurs connaissances et autres qualités indispensables en cette matière. Naturellement, cette oeuvre sera placée sous le contrôle effectif et vigilant des travailleurs.

Il y avait, à Goulaï-Polé, quelques intellectuels partisans des principes de l'École libre de Francisco Ferrer (14). Sous leur impulsion, un vif mouvement se produisit et aboutit rapidement à une ébauche très intéressante d'une vaste entreprise d'éducation.

Les paysans et les ouvriers se chargèrent de l'entretien du personnel pédagogique nécessaire pour toutes les écoles du village et des environs.

Une commission mixte - composée de paysans, d'ouvriers et d'instituteurs - fut créée et chargée de pourvoir à tous les besoins, tant économiques que pédagogiques, de la vie scolaire.

La commission élabora, en un temps record, un plan d'enseignement libre, inspiré par les idées de Francisco Ferrer .

En même temps, des cours spéciaux pour adultes furent organisés.

Des cours de notions " politiques " - ou plutôt sociales et idéologiques - commencèrent à fonctionner.

Beaucoup de personnes qui, jadis, avaient abandonné leur activité dans l'enseignement et même quitté Goulaï-Polé, mises au courant de la reprise, retournèrent à leur poste. Quelques spécialistes, qui habitaient ailleurs, vinrent au village pour y prendre part.

Ainsi l'oeuvre d'éducation reprit sur des bases nouvelles.

Notons aussi le retour des représentations théâtrales, inspirées d'idées nouvelles et de réalisations fort intéressantes.

Tout cet élan créateur des masses fut brisé brutalement par une nouvelle et foudroyante attaque bolcheviste, déclenchée sur toute l'étendue de l'Ukraine, le 26 novembre 1920.

Ce fut le cinquième et dernier acte du drame.

 

10.5.4 La trahison des bolcheviks - Leur troisième et suprême attaque contre la Makhnovtchina

Après tout ce qui s'était passé, personne parmi les makhnovistes ne croyait à la loyauté révolutionnaire des bolcheviks. On savait que seul le danger de l'offensive de Wrangel les avait obligés à traiter avec Makhno. Et on avait la certitude qu'une fois ce danger écarté, le gouvernement soviétique ne tarderait pas à entreprendre une nouvelle campagne contre la Makhnovtchina, sous un prétexte quelconque. Personne ne croyait ni à la solidité ni à la durée du pacte. Mais, généralement, on supposait que la bonne entente allait se maintenir pendant trois ou quatre mois, et on espérait mettre à profit ce laps de temps pour déployer une énergique propagande en faveur des idées et du mouvement makhnovistes et libertaires.

Ce dernier espoir fut déçu.

Déjà la façon dont le gouvernement bolcheviste appliquait les clauses de l'accord était significative et suspecte. Il ne pensait nullement à remplir les conventions honnêtement, effectivement. Il ne relâchait les makhnovistes et les anarchistes emprisonnés qu'au compte-gouttes. Il continuait à empêcher, par tous les moyens, l'activité idéologique des militants libertaires.

Absorbés par leur tâche militaire, les makhnovistes - pour l'instant - ne pouvaient se préoccuper de cette situation anormale.

Cependant, une certaine activité anarchiste renaquit en Ukraine. Une certaine propagande put reprendre. Quelques journaux reparurent.

L'intérêt et les sympathies de la population laborieuse pour les idées et le mouvement libertaires dépassèrent toutes les prévisions. Sortant de prison - à Moscou - et rentré en Ukraine, je fus surpris de voir une véritable foule remplir notre local à Kharkov, tous les soirs et à chaque conférence annoncée. Chaque fois, nous étions obligés de refuser l'entrée à des centaines de personnes. Et, malgré le froid déjà intense à cette époque, beaucoup de gens stationnaient dehors, prêtant l'oreille à chaque parole du conférencier, à travers la porte entr'ouverte.

Bientôt, les rangs des anarchistes ukrainiens furent grossis de quelques militants venus de la Grande Russie où les bolcheviks ne tenaient presque aucun compte de l'accord conclu avec Makhno.

Tous les jours, le mouvement reprenait de l'ampleur.

Cet état de choses ne fit que hâter la réaction des bolcheviks, absolument furieux d'un tel succès.

Les makhnovistes comptaient beaucoup sur les effets de la fameuse " quatrième clause " de l'accord politique. Ils insistaient particulièrement sur l'urgence qu'il y avait à l'examiner et à prendre une décision. Car ils étaient surtout pressés d'obtenir que les bolcheviks reconnussent le droit d'auto-administration (" self government ") économique et sociale des ouvriers et des paysans.

Les représentants de la Makhnovtchina exigeaient que les autorités soviétiques choisissent entre deux éventualités : ou bien signer l'article en question ou bien expliquer franchement pourquoi ils s'y opposaient

Peu à peu, c'est sur cette question que se concentra la propagande anarchiste. Vers le milieu du mois de novembre, cette " quatrième clause " attirait partout l'attention publique et promettait de prendre, à l'avenir, une importance capitale. Mais c'est précisément cette clause qui apparaissait aux yeux des bolcheviks comme absolument inadmissible.

C'est vers cette époque qu'un Congrès anarchiste fut projeté à Kharkov pour établir le mode d'activité libertaire dans les nouvelles conditions créées.

C'est vers la même époque que l'aventure de Wrangel put être considérée comme définitivement liquidée.

Et c'est vers la même époque que Lénine commença à préparer sournoisement une nouvelle attaque contre les makhnovistes et les anarchistes et qu'il finit par envoyer, coup sur coup, ses fameux télégrammes secrets, dont les anarchistes furent prévenus trop tard, par l'intermédiaire d'un télégraphiste sympathisant.

Aussitôt que la dépêche de Simon Karetnik - annonçant qu'il se trouvait avec les troupes insurrectionnelles en Crimée et se dirigeait vers Simféropol - eut été transmise à Goulaï-Polé, l'aide de camp de Makhno, Grégoire Vassilevsky, s'écria : " C'est la fin de l'accord ! Je parie à discrétion que, dans huit jours, les bolcheviks seront sur notre dos ! " Ceci fut dit le 15 ou le 16 novembre. Et, le 26 du même mois, les bolcheviks attaquèrent traîtreusement l'état-major et les troupes makhnovistes en Crimée ; ils se jetèrent en même temps sur Goulaï-Polé ; ils s'emparèrent des représentants makhnovistes à Kharkov, y saccagèrent toutes les organisations libertaires récemment rétablies et emprisonnèrent tous les anarchistes, dont plusieurs venus au Congrès. Ils procédèrent de la même manière à travers toute l'Ukraine. 

- (P. Archinoff, op. cit. , pp. 297-298.)

 

Notes:

(12) Pérékop : isthme très étroit - et très accidenté - qui relie la presqu'île de Crimée au continent.

(13) C'est à ce moment-là que Makhno exigea par télégramme, la mise en liberté immédiate de Tchoubenko et la mienne - j'avais été emprisonné fin décembre 1919 - et que les bolcheviks me vantèrent les qualités combatives de l'armée makhnoviste.

(14) Francisco Ferrer , célèbre libre-penseur espagnol, fondateur d'un système d'enseignement et d'éducation libres. Objet d'une haine farouche de la part de Eglise catholique, il fut accusé faussement, sur l'instigation de celle-ci, d'avoir pris part à des complots révolutionnaires et périt fusillé en 1909. Son exécution provoqua de vastes mouvements de protestation dans le monde entier. Francisco Ferrer se disait anarchiste.


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