10.6 

La troisième guerre des bolsheviks contre les makhnovistes 


Extrait de LA RÉVOLUTION INCONNUE de Voline


 10.6 La troisième et dernière guerre des bolcheviks contre les makhnovistes et les anarchistes ; écrasement de l'Armée insurrectionnelle

Ainsi débuta la troisième guerre et dernière guerre des bolcheviks contre les makhnovistes, les anarchistes et les masses laborieuses en Ukraine, guerre qui se termina - après neuf mois de lutte inégale et implacable - par l'écrasement militaire du mouvement libre.

Une fois de plus, la force brutale, basée sur la tromperie et l'imposture, l'emporta.

Apportons à ce dernier acte quelques détails et précisions.

Naturellement, le gouvernement bolcheviste ne tarda pas à fournir des explications de son coup de Jarnac.

Il prétendit que les makhnovistes et les anarchistes étaient en train de préparer un complot et une vaste insurrection contre le gouvernement des Soviets ; il accusa Makhno d'avoir refusé de se rendre sur le front caucasien et d'avoir opéré une levée de troupes parmi les paysans afin de former une armée contre les autorités soviétique ; il affirma qu'au lieu de combattre Wrangel en Crimée, les makhnovistes y étaient occupés à guerroyer contre les arrière-gardes de l'Armée Rouge, etc.

Il va sans dire que toutes ces explications étaient plus mensongères les unes que les autres. Mais à force de les répéter, face au silence forcé des makhnovistes et des anarchistes, les bolcheviks réussirent à les faire croire à beaucoup de monde, à l'étranger et en U.R.S.S.

Plusieurs faits nous permettront de rétablir la vérité.

1. - Le 23 novembre 1920, les makhnovistes arrêtèrent à Pologui et à Goulaï-Polé neuf espions bolchevistes appartenant à la 42e division de tirailleurs de l'Armée Rouge, qui avouèrent avoir été envoyés à Goulaï-Polé par le chef du service de contre-espionnage afin d'obtenir des précisions sur les domiciles de Makhno, des membres de l'état-major, des commandants des troupes insurrectionnelles et des membres du Conseil. Après quoi, ils devaient rester discrètement à Goulaï-Polé pour y attendre l'arrivée de l'Armée Rouge et indiquer alors, sur-le-champ, où se trouvaient les personnes en question. Au cas où l'arrivée à l'improviste de l'Armée Rouge obligerait ces personnes à courir d'un endroit à un autre pour se cacher, ces espions devaient se mettre à leurs trousses, sans les perdre de vue. Les espions déparèrent qu'il fallait s'attendre à une attaque contre Goulaï-Polé vers le 24-25 novembre.

Le Conseil des insurgés révolutionnaires et le commandant de l'armée envoyèrent alors à Rakovsky, président du Conseil des commissaires du peuple de l'Ukraine à l'époque, et aussi au Conseil Révolutionnaire Militaire de Kharkov, une communication détaillée sur ce complot exigeant : 1° d'arrêter immédiatement et de traduire devant le conseil de guerre le chef de la 42e division et les autres personnages ayant trempé dans le complot ; 2° d'interdire aux détachements rouges de traverser Goulaï-Polé, Pologui, Malaïa-Tokmatchka et Tourkénovka afin de prévenir tout événement fâcheux.

La réponse du gouvernement de Kharkov fut la suivante : " Le prétendu " complot " ne saurait être qu'un simple malentendu. Néanmoins, les autorités soviétiques, désireuses d'éclaircir l'affaire, le remettent entre les mains d'une commission spéciale et proposent à l'état-major de l'armée makhnoviste d'y déléguer deux membres pour prendre part aux travaux de cette commission ".

Cette réponse fut transmise par fil direct, de Kharkov à Goulaï-Polé, le 25 novembre.

Le lendemain matin, P. Rybine, secrétaire du Conseil des insurges révolutionnaires, traita à nouveau de cette question et de tous les points litigieux avec Kharkov, par fil direct. Les autorités bolchevistes de Kharkov lui affirmèrent que l'affaire de la 42e division serait certainement réglée à l'entière satisfaction des makhnovistes, et elles ajoutèrent que la clause n° 4 de l'accord politique était elle aussi en train d'être résolue à l'amiable, d'une façon heureuse.

Cette conversation avec Rybine eut lieu à 9 heures du matin, le 26 novembre. Or, six heures auparavant, au milieu de la nuit, les représentants des makhnovistes à Kharkov furent saisis, de même que tous les anarchistes se trouvant à Kharkov et ailleurs.

Exactement deux heures après la conversation de Rybine par fil direct, Goulaï-Polé fut investi de tous côtés par les troupes rouges et soumis à un bombardement acharné.

Le même jour et à la même heure, l'armée makhnoviste de Crimée fut attaquée. Là, les bolcheviks réussirent à s'emparer - par ruse - de tous les membres de l'état-major de cette armée ainsi que de son commandant, Simon Karetnik, et les mirent à mort tous, sans exception.

2. - Me trouvant à Kharkov avec des représentants de l'armée makhnoviste et ne sachant rien de ce qui se tramait ainsi contre nous, je fus chargé, le 25 novembre, d'aller trouver Rakovsky pour apprendre de sa bouche où l'on en était, exactement, avec la clause n° 4 de l'accord.

Rakovsky me reçut très cordialement. Il m'invita à prendre place dans son bureau de travail. Lui-même, confortablement installé dans un engageant fauteuil et jouant nonchalamment avec un beau coupe-papier, m'affirma, sourire aux lèvres, que les pourparlers entre Kharkov et Moscou au sujet de la clause n° 4 étaient sur le point d'aboutir, qu'il y avait tout lieu de s'attendre à une solution heureuse et que celle-ci n'était plus qu'une question de jours.

Or, au moment même où il me parlait ainsi, l'ordre de déclencher l' " affaire " contre les anarchistes et les makhnovistes se trouvait dans le tiroir du bureau devant lequel nous étions assis.

Le même soir, j'eus à faire une conférence sur l'anarchisme à l'Institut agricole de Kharkov. La salle était pleine à craquer et la conférence prit fin très tard, vers une heure du matin. Rentré chez moi, je travaillai encore à mettre au point un article pour notre journal et je me couchai vers 2 heures et demie. A peine endormi, je fus réveillé par un vacarme significatif : coups de feu, cliquetis d'armes, bruit de bottes dans l'escalier, coups de poing aux portes, cris et injures. Je compris. J'eus tout juste le temps de m'habiller. On frappa furieusement à la porte de ma chambre : " Ouvre ou nous enfonçons la porte ! " Aussitôt le verrou tiré, je fus brutalement saisi, emmené et jeté dans un sous-sol ou nous étions déjà quelques dizaines. La " clause n° 4 " trouvait ainsi une " solution heureuse ".

3. - Le lendemain de l'attaque contre Goulaï-Polé, le 27 novembre, les makhnovistes trouvèrent sur les prisonniers faits sur l'Armée Rouge des proclamations intitulées : " En avant contre Makhno ! " et " Mort à la Makhnovtchina ! ", publiées par la section politique de la IVe armée, sans date. Les prisonniers dirent avoir reçu ces proclamations le 15 ou le 16 du mois. Elles contenaient un appel à la lutte contre Makhno, accusé d'avoir enfreint les clauses de l'accord politique et militaire, d'avoir refusé de se rendre sur le front caucasien, d'avoir provoqué un soulèvement contre le Pouvoir soviétique, etc.

Cela prouve que toutes ces accusations furent fabriquées et mises sous presse à l'avance, à l'époque où l'armée insurrectionnelle étaient encore en train de se frayer un chemin vers la Crimée et d'occuper Simféropol, et où les représentants makhnovistes travaillaient tranquillement, d'accord avec les autorités soviétiques, à Kharkov et ailleurs.

4. - Dans le courant des mois d'octobre et novembre 1920, c'est-à-dire à l'époque où l'accord politique et militaire entre les makhnovistes et les bolcheviks était en voie de négociation et venait d'être conclu, deux tentatives ourdies par les bolcheviks pour assassiner Makhno, par l'intermédiaire de mercenaires, furent déjouées par les makhnovistes.

Il est évident que toute cette vaste opération dut être soigneusement préparée, et que son élaboration exigea une quinzaine de jours au moins.

Il s'agissait, dans toute cette entreprise - que les bolcheviks voulaient décisive - non pas seulement d'une simple attaque traîtresse contre les makhnovistes, mais d'une machination élaborée minutieusement, dans tous ses détails. On prévit même les moyens d'endormir la vigilance des makhnovistes, de les induire en erreur par de fausses allégations de sécurité, par des promesses mensongères, etc. Incontestablement, tous ces préparatifs demandèrent un temps plus ou moins long.

Telle est la vérité sur la rupture du pacte entre les makhnovistes et le Pouvoir des Soviets.

Cette vérité est d'ailleurs confirmée par certains documents de provenance soviétique.

Citons l'ordre de Frounzé, commandant le front Sud à l'époque. Ce document suffit pour démontrer la traîtrise des bolcheviks et réduire à néant tous leurs mensonges et subterfuges :

Ordre au camarade Makhno, commandant de l'Armée insurrectionnelle. Copie aux commandants des armées du front Sud. N° 00149. Fait à l'Etat-Major. Mélitopol, le 23 novembre 1920.

En raison de la cessation des hostilités contre Wrangel et vu sa défaite complète, le Conseil Révolutionnaire Militaire du front Sud estime que la tâche de l'armée des partisans est terminée. Il propose donc au Conseil Révolutionnaire Militaire de l'Armée insurrectionnelle de se mettre incontinent à l'oeuvre pour transformer les détachements insurrectionnels de partisans en unités militaires régulières faisant partie de l'Armée Rouge.
Il n'y a plus de raison pour que l'Armée insurrectionnelle continue d'exister comme telle. Au contraire, l'existence à côté de l'Armée Rouge de ces détachements d'une organisation particulière, poursuivant des buts spéciaux, produit des effets absolument inadmissibles(15). C'est pourquoi le Conseil Révolutionnaire Militaire du front Sud prescrit au Conseil Révolutionnaire Militaire de l'Armée insurrectionnelle ce qui suit :
1. Toutes les unités de l'ancienne armée insurrectionnelle se trouvant présentement en Crimée devront être incorporées immédiatement à la IVe armée soviétique. C'est le Conseil Révolutionnaire Militaire qui aura à s'occuper de leur transformation.
2. La section des formations militaires de Goulaï-Polé devra être liquidée. Les combattants seront répartis parmi les détachements de réserve, conformément aux indications du commandant de cette partie de l'armée.
3. Le Conseil Révolutionnaire Militaire de l'Armée insurrectionnelle devra prendre toutes les mesures nécessaires pour expliquer aux combattants la nécessité de ces transformations.

Signé : M. Frounzé, commandant en chef du front Sud ; Smilga , membre du Conseil Révolutionnaire Militaire ; Karatyguine, chef de l'Etat-Major.

Que le lecteur se rappelle l'histoire de l'accord entre le gouvernement soviétique et les makhnovistes.

La signature du pacte fut précédée de pourparlers entre les plénipotentiaires makhnovistes et une délégation bolcheviste présidée par le communiste Ivanoff, venue spécialement à cet effet au camp des makhnovistes, à Starobelsk. Ces pourparlers furent continués à Kharkov où les représentants makhnovistes travaillèrent pendant trois semaines avec les bolcheviks pour mener à bonne fin la conclusion du pacte. Chaque article en fut soigneusement examiné et débattu par les deux parties.

La rédaction définitive de cet accord fut approuvée par les deux parties, c'est-à-dire par le gouvernement des Soviets et la région des insurgés révolutionnaires en la personne du Conseil des insurgés révolutionnaires de l'Ukraine. Elle fut scellée des signatures respectives.

D'après le sens même de cet accord, aucun de ses articles ne pouvait être suspendu ni modifié sans une entente préalable des parties contractantes.

Or, l'ordre de Frounzé supprimait non seulement l'article premier de l'accord militaire, mais tout simplement l'accord en entier.

L'ordre de Frounzé prouve que l'accord ne fut jamais pris au sérieux par les bolcheviks ; que ceux-ci, en l'élaborant, jouèrent une ignoble comédie ; que le pacte ne fut qu'une grosse tromperie, une manoeuvre, un piège pour faire marcher les makhnovistes contre Wrangel et les écraser par la suite.

Le plus fort est que sous son apparence d'une certaine " franchise " - ou naïveté - un peu brutale, l'ordre de Frounzé fut destiné, lui aussi, à servir de manoeuvre. En effet :

  1. En même temps que ce papier n° 00149, la IVe armée de Crimée reçut l'ordre d'agir contre les makhnovistes par tous les moyens à sa disposition et de faire usage de toutes ses forces militaires en cas de refus d'obéissance de la part des insurgés ;
  2. Ni l'état-major de l'Armée insurrectionnelle, demeuré à Goulaï-Polé, ni la délégation makhnoviste à Kharkov ne reçurent communication de cet ordre. Les makhnovistes n'en prirent connaissance que trois ou quatre semaines après l'agression des bolcheviks, et ce par la voie de quelques journaux tombés fortuitement entre leurs mains. L'explication de ce fait étrange est aisée. Les bolcheviks, qui préparaient en secret une attaque brusquée contre les makhnovistes, ne pouvaient pas les mettre en alerte en leur envoyant d'avance un document de la sorte : leur plan aurait complètement échoué. Un tel ordre eût aussitôt mis en éveil toutes les forces makhnovistes, et l'attaque méditée par les bolcheviks eût été infailliblement repoussée. Les autorités soviétiques s'en rendaient compte. C'est pourquoi elles gardèrent le secret jusqu'au dernier moment.
  3. Mais, d'autre part, il leur fallait à tout hasard une justification de l'agression. Voilà pourquoi l'ordre de Frounzé ne fut publié dans les journaux qu'après l'attaque et la rupture. Il parut pour la première fois le 15 décembre 1920 , dans le journal de Kharkov : " Le Communiste ". Ce numéro fut antidaté.

Toutes ces machinations avaient pour but de surprendre les makhnovistes de les écraser et d'expliquer ensuite cette action, " pièces justificatives " en mains, comme parfaitement " loyale ".

Comme nous l'avons dit ailleurs, l'attaque dirigée contre les makhnovistes fut accompagnée d'arrestations en masse de militants anarchistes. Ces arrestations, à travers toute l'Ukraine, avaient pour but non seulement d'écraser, une fois de plus, toute pensée et toute activité anarchistes, mais aussi d'étouffer toute velléité de protestation, de tuer dans l'oeuf toute tentative d'expliquer au peuple le vrai sens des événements.

Non seulement les anarchistes, comme tels, mais aussi ceux qui comptaient parmi leurs amis ou connaissances, ou qui s'intéressaient à leur littérature, furent arrêtés.

A Elisabethgrad, quinze gamins de 15 à 18 ans furent jetés en prison. Il est vrai que les autorités supérieures de Nicolaïew (chef-lieu) se montrèrent peu satisfaites de cette capture, disant qu'il leur fallait de " vrais anarchistes " et non des enfants. Mais pas un de ces enfants ne fut relâché sur-le-champ.

A Kharkov les poursuites contre les anarchistes prirent des proportions inconnues jusqu'alors. Des guet-apens et des embuscades furent organisés contre tous les anarchistes de la ville. Un piège de cette sorte fut préparé à la librairie " La Libre Fraternité " ; quiconque y venait acheter un livre était saisi et envoyé à la Tchéka. On emprisonnait même des gens qui s'arrêtaient pour lire le journal Nabate, paru légalement avant la rupture et affiché au mur de la librairie.

L'un des anarchistes de Kharkov, Grégoire Tsesnik, ayant échappé à l'arrestation, les bolcheviks mirent en prison sa femme, absolument étrangère à toute action politique. La prisonnière déclara la grève de la faim exigeant sa mise en liberté immédiate. Les bolcheviks lui déclarèrent alors que si Tsesnik désirait obtenir l'élargissement de sa femme, il n'avait qu'à se présenter à la Tchéka. Tsesnik bien que sérieusement malade, se présenta et fut emprisonné.

Nous avons dit que l'état-major et le commandant de l'armée makhnoviste en Crimée, Simon Karetnik, furent saisis traîtreusement et exécutés sur-le-champ.

Martchenko, qui commandait la cavalerie, bien que cerné et attaqué furieusement par de nombreux détachements de la IVe armée bolcheviste, parvint à se dégager et à se frayer un passage à travers les obstacles naturels et les barrages du Pérékop fortifié. Entraînant ses hommes - ou plutôt ce qui lui restait de ses hommes - à marches forcées de jour et de nuit, il réussit à rejoindre Makhno (qui, comme nous le verrons tout à l'heure, échappa de nouveau aux bolcheviks) au petit village de Kermentchik.

On y avait déjà vent de l'heureuse échappée de l'armée makhnoviste de Crimée. On attendait avec impatience son heureux retour.

Enfin, le 7 décembre, un cavalier arriva au grand galop pour prévenir que les troupes de Martchenko seraient là dans quelques heures.

Les makhnovistes présents à Kermentchik allèrent tout émus à la rencontre des héros.

Quelle ne fut pas leur angoisse lorsqu'ils aperçurent enfin, au loin, le petit groupe de cavaliers qui s'approchaient lentement.

Au lieu d'une puissante cavalerie de 1.500 montures, une poignée de 250 hommes seulement revenait de la fournaise. A leur tête se trouvaient Martchenko et Taranovsky (un autre commandant de valeur de l'Armée insurrectionnelle).

- J'ai l'honneur de vous annoncer le retour de l'armée de Crimée, prononça Martchenko avec une amère ironie.

Quelques insurgés eurent la force de sourire. Mais Makhno était sombre. La vue de ces restes lamentables de sa magnifique cavalerie le filât souffrir atrocement. Il se taisait, s'efforçant de maîtriser son émotion.

- Oui, frères, continua Martchenko. A présent, seulement, nous savons ce que sont les communistes.

Une assemblée générale eut lieu sur-le-champ. L'historique des événements de Crimée y fut retracé. On apprit ainsi que le commandant de l'armée, Karetnik, mandé par l'état-major bolcheviste à Goulaï;-Polé, soi-disant pour assister à un conseil militaire, fut traîtreusement arrêté en cours de route ; que Gavrilenko, chef de l'état-major de l'armée de Crimée, et aussi tous les membres de cet état-major et plusieurs commandants, furent trompés de la même manière. Tous furent fusillés immédiatement. La commission de culture et de propagande, à Simféropol, fut arrêtée sans qu'on eût recours à une ruse militaire quelconque.

Ainsi la victorieuse Armée insurrectionnelle de Crimée fut trahie et anéantie par les bolcheviks, ses alliés de-la veille.

Amené à la prison de Vétchéka à Moscou, après mon arrestation à Kharkov, je fus un jour convoqué par Samsonoff, alors chef de la " Section des opérations secrètes de la Vétchéka ".

Plutôt que de m'interroger, il amorça avec moi une discussion de principe. Et nous arrivâmes ainsi à parler des événements d'Ukraine.

Je lui dis sans ambages ce que je pensais de l'attitude des bolcheviks vis-à-vis du mouvement makhnoviste et qui fut perfide.

- Ah ! répartit-il vivement, vous appelez cela " perfide ", vous ? Cela démontre uniquement votre indéracinable naïveté. Quant à nous, bolcheviks, nous y voyons la preuve que nous avons beaucoup appris depuis les débuts de la Révolution, et que nous sommes devenus maintenant de vrais et habiles hommes d'Etat. Cette fois nous ne nous sommes pas laissés faire ; tant que nous eûmes besoin de Makhno, nous sûmes tirer profit de lui, et lorsque nous n'eûmes plus besoin de ses services - et qu'il commença même plutôt à nous gêner - nous sûmes nous en débarrasser définitivement.

Sans que Samsonoff s'en rendît compte, ses dernières paroles - que nous avons soulignées - furent un aveu complet des mensonges et des véritables raisons de l'attitude des bolchevistes et de toutes leurs machinations. Elles devraient être gravées dans le cerveau de tous ceux qui cherchent à être fixés sur la vraie nature du communisme d'État.

 

10.6.1 La dernière lutte à mort entre l'autorité et la révolution (novembre 1920 - août 1921)

Il nous reste à rapporter succinctement les dernières et les plus dramatiques péripéties de cette lutte à mort entre l'Autorité et la Révolution.

Le lecteur vient de voir que, malgré la minutieuse préparation et la soudaineté de l'attaque, Makhno, une fois de plus, échappa aux bolcheviks.

Le 26 novembre, au moment où Goulaï-Polé fut cerné par les troupes rouges, seul un groupe spécial d'environ 250 cavaliers makhnovistes (dont Makhno lui-même) y étaient présents.

Avec cette poignée d'hommes, insignifiante numériquement mais exaspérée et résolue à tout, Makhno - bien qu'à peine remis de sa maladie et souffrant atrocement de ses blessures dont la dernière était une cheville fracassée - s'élança à l'attaque. Il parvint à culbuter le régiment de Cavalerie de l'Armée Rouge qui avançait sur Goulaï-Polé du côté d'Ouspénovka. Il échappa ainsi à l'étreinte ennemie.

Aussitôt, il s'occupa d'organiser les détachements d'insurgés, qui affluaient vers lui de tous côtés ainsi que quelques groupes de soldats rouges qui, abandonnant les bolcheviks, venaient se joindre à lui.

Il réussit à former une unité de 1.000 cavaliers et de 1.500 fantassins avec lesquels il entreprit une contre-attaque.

Huit jours après, il se rendait de nouveau maître de Goulaï-Polé, après avoir mis en déroute la 42e division de l'Armée Rouge et fait près de 6.000 prisonniers. (Sur ces derniers, 2.000 hommes environ déclarèrent vouloir se joindre à l'Armée insurrectionnelle ; le reste fut remis en liberté le jour même, après avoir assisté à un grand meeting populaire.)

Trois jours plus tard, Makhno portait un nouveau coup sérieux aux bolcheviks, près d'Andréevka. Durant toute la nuit et la journée suivante, il livra bataille à deux divisions de l'Armée Rouge et finit par les vaincre, faisant encore 8.000 à 10.000 prisonniers. Ceux-ci furent mis aussitôt en liberté comme à Goulaï-Polé ; ceux qui en témoignèrent le désir s'engagèrent comme volontaires dans l'armée insurrectionnelle.

Makhno porta ensuite encore trois coups consécutifs à l'Armée Rouge : près de Komar, près de Tzarékonstantinovka et aux environs de Berdiansk. L'infanterie des bolcheviks se battait à contre-coeur et profitait de chaque occasion pour se constituer prisonnière.

" Les soldats de l'Armée Rouge, aussitôt faits prisonniers, étaient remis en liberté. On leur conseillait de retourner dans leur foyer et de ne plus servir d'instrument au Pouvoir pour subjuguer le peuple. Mais les makhnovistes étant obligés de se remettre immédiatement en marche, les prisonniers libérés se trouvaient, quelques jours après, réintégrés dans leurs corps respectifs. Les autorités soviétiques organisèrent des commissions spéciales pour rattraper les soldats de l'Armée Rouge, libérés par les makhnovistes. Ainsi, ces derniers étaient pris dans un cercle magique dont ils ne pouvaient plus sortir. Quant aux bolcheviks, leur façon d'agir était infiniment plus simple : conformément aux ordres de la " Commission spéciale pour la lutte contre la Makhnovtchina ", tous les makhnovistes prisonniers étaient fusillés sur place. "

- (P. Archinoff, op. cit., p. 315.)

Pendant quelque temps, les makhnovistes se réjouirent à l'idée de la victoire qui devait leur échoir. Il leur sentait qu'il suffirait de battre deux ou trois divisions bolchevistes pour qu'une importante partie de l'Armée Rouge se joignît à eux et le reste se retirât vers le Nord.

Mais, bientôt, les paysans de différents districts apportèrent la nouvelle que les bolcheviks ne se contentaient pas de poursuivre l'Armée insurrectionnelle, mais qu'ils installaient dans tous les villages conquis des régiments entiers, de la cavalerie principalement. D'après les rapports d'autres paysans, les bolcheviks concentraient en mains endroits des forces armées considérables.

En effet, Makhno ne tarda pas à se trouver cerné à Fédorovka, au sud de Goulaï-Polé, par plusieurs divisions de cavalerie et d'infanterie. Le combat dura, sans relâche, de deux heures du matin jusqu'à quatre heures du soir. Se frayant un chemin à travers les rangs ennemis, Makhno parvint à s'échapper dans la direction nord-est. Mais trois jours plus tard il dut accepter un nouveau combat, près du village Constantin, contre une cavalerie fort nombreuse et une vigoureuse artillerie, disposées en étau serré. De la bouche de quelques officiers faits prisonniers, Makhno apprit qu'il avait affaire à quatre corps d'armée bolchevistes : deux de cavalerie et deux mixtes, et que le but du commandement rouge était de le cerner à l'aide de plusieurs divisions complètement formées, en train d'opérer leur jonction. Ces renseignements concordaient parfaitement avec ceux fournis par les paysans ainsi qu'avec les observations et les conclusions de Makhno lui-même.

Il devenait de plus en plus clair que la défaite de deux ou trois unités rouges n'avait aucune importance, vu la masse énorme de troupes lancées contre les insurgés dans le but d'obtenir une décision à tout prix.

Il devenait clair qu'il ne s'agissait plus de remporter une victoire sur les armées bolchevistes, mais bien d'éviter la débâcle définitive de l'Armée insurrectionnelle.

Cette armée, réduite à quelque 3.000 combattants à peine, était obligée de livrer bataille quotidiennement, chaque fois contre un ennemi quatre ou cinq fois supérieur en nombre et en armes. Dans ces conditions, la catastrophe n'était plus douteuse.

Le Conseil des insurgés révolutionnaires décida alors l'abandon provisoire de la région méridionale, laissant à Makhno toute liberté quant à la direction de ce mouvement de retraite générale.

" Le génie de Makhno allait être soumis à une épreuve suprême. Il paraissait absolument impossible de s'échapper du réseau monstrueux de troupes s'accrochant de tous côtés au petit groupe d'insurgés : 3.000 militants révolutionnaires se trouvaient enserrés de toutes parts par une armée d'au moins 150.000 hommes. Mais, pas un seul instant, Makhno ne perdit courage ni sang-froid. Il engagea un duel héroïque avec ces troupes.

Entouré d'un cercle infernal de divisions rouges, il marchait pareil à un Titan des légendes, livrant bataille sur bataille : à droite, à gauche, en avant et en arrière.
Après avoir mis en déroute plusieurs unités de l'Armée Rouge et fait plus de 20.000 prisonniers, Makhno - comme s'il était frappé de cécité et tournoyait à la dérive - se mit en marche, d'abord vers l'Est, dans la direction de Youzovska, bien que les ouvriers de cette région minière l'eussent averti qu'il y était attendu par un barrage militaire ininterrompu ; puis il tourna brusquement à l'Ouest, empruntant des voies fantastiques dont il connaissait seul le secret.
A partir de ce moment, les chemins ordinaires furent définitivement abandonnés. Le mouvement de l'armée continua, sur des centaines de kilomètres, à travers des champs et des plateaux couverts de neige et de glace. Pour l'effectuer, il fallait être doué d'un sens de l'espace et d'une faculté d'orientation tenant du prodige. Aucune carte, aucune boussole ne sauraient être de quelque utilité dans des mouvements pareils. Les cartes et les instruments peuvent indiquer la direction, mais ne peuvent empêcher la chute au fond d'un ravin ou d'un lit de torrent, ce qui n'arriva pas une seule fois a l'armée makhnoviste. Une pareille marche à travers les steppes accidentées et privées de voies était possible parce que les troupes connaissaient parfaitement la configuration des plaines ukrainiennes.
Cette manoeuvre fabuleuse permit à' l'armée makhnoviste d'éviter des centaines de canons et de mitrailleuses ennemis. Elle lui permit même de battre à Pétrovo (dép. de Kherson) deux brigades de la 1re armée de cavalerie bolcheviste, qui se laissèrent surprendre, croyant Makhno à 100 kilomètres de là.
Cette lutte inégale dura plusieurs mois , avec des batailles incessantes, de jour et de nuit.
Arrivée dans le département de Kiev, l'armée makhnoviste s'y trouva en pleine période de grandes gelées et, par surcroît, dans une contrée accidentée et rocheuse, à un tel point qu'il lui fallut abandonner toute l'artillerie, les vivres et les munitions, et même presque toutes les charrettes du convoi (16). En même temps, deux divisions de la cavalerie ennemie - dites " Divisions des Cosaques rouges " et cantonnées sur la frontière occidentale - vinrent s'ajouter à la masse des armées jetées par les bolcheviks contre Makhno.
Toute possibilité de s'échapper paraissait désormais inexistante.
La contrée offrait aussi peu de ressources qu'un cimetière. Rien que des rochers et des ravins escarpés, le tout couvert de glace. On ne pouvait y avancer qu'avec une lenteur extrême. De tous côtés, des barrages de feu incessants de canons et de mitrailleuses.
Personne n'espérait plus trouver une sortie de salut.
Mais personne ne pensait à une dispersion, à une fuite honteuse. Tous décidèrent de mourir ensemble, côte à côte.
Ce fut une tristesse indicible que de voir cette poignée d'hommes, seuls entre les rochers, le ciel et le feu de l'ennemi, prêts à se battre jusqu'au dernier, déjà voués à la mort.
Une douleur déchirante, une angoisse mortelle s'emparait de vous, vous poussant à hurler de désespoir ; oui, à hurler, face à l'univers entier, qu'un crime épouvantable allait être perpétré et que ce qu'il y a de plus grand au sein du peuple, ce qu'un peuple a produit de plus noble, de plus sublime aux époques héroïques de son histoire, allait être anéanti, allait périr à jamais.
Makhno se tira avec honneur de l'épreuve que le sort lui avait réservé.
Il avança jusqu'aux confins de la Galicie, remonta jusqu'à Kiev, repassa le Dniéper à proximité de cette ville, descendit dans le département de Poltava, ensuite dans celui de Kharkov, remonta de nouveau au nord, vers Koursk, et traversant la voie ferrée entre ce dernier point et Belgorod, se trouva hors du cercle ennemi, dans une situation beaucoup plus favorable, laissant loin derrière lui les nombreuses divisions bolchevistes lancées à sa poursuite. "

- (P. Archinoff, op. cit ., pp. 317-320.)

La tentative de capture de son armée échoua.

Mais le duel inégal entre la poignée des makhnovistes et les armées de l'Etat soviétique n'était pas près de prendre fin.

Le commandement bolcheviste continuait à poursuivre son but : s'emparer du noyau principal de la Makhnovtchina et le détruire. Les divisions rouges de toute l'Ukraine furent mises en marche pour retrouver et bloquer Makhno.

Bientôt, l'étau de fer se resserra à nouveau autour de l'héroïque poignée des révolutionnaires, et le combat à mort recommença.

Au lieu de raconter à notre façon la fin du drame, nous préférons reproduire ici la lettre adressée par Makhno - après qu'il eût quitté la Russie - à Archinoff et citée par ce dernier. Elle peint admirablement les toutes dernières convulsions de la lutte :

" Aussitôt après ton départ, cher ami, exactement deux jours plus tard, je m'emparai de la ville de Korotcha (dép. de Koursk). Je fis paraître à plusieurs milliers d'exemplaires, les " Statuts des Soviets Libres " et me dirigeai par Varpniarka et, par la région du Don, vers les départements d'Ekatérinoslaw et de Tauride. J'eus à soutenir quotidiennement des combats acharnés : d'une part, contre l'infanterie communiste qui nous suivait pas à pas ; d'autre part, contre la 2e armée de cavalerie, lancée contre moi par l'état-major bolcheviste.

Tu connais nos cavaliers : jamais la cavalerie rouge - si elle n'est pas appuyée par des détachements d'infanterie et par des autos blindées - ne peut leur tenir tête. C'est pourquoi je parvins, bien qu'au prix de pertes importantes, à me frayer un chemin sans changer de direction.
Notre armée démontrait chaque jour qu'elle était vraiment une armée populaire et révolutionnaire dans les conditions matérielles où elle se trouvait, elle aurait dû fondre à vue d'oeil ; or, au contraire, elle ne cessait d'augmenter en effectifs et en matériel.
Dans l'une des batailles sérieuses que nous eûmes à soutenir, notre détachement de cavalerie (spécial) eut plus de 30 hommes tués, dont la moitié étaient des commandants, entre autres, notre cher et bon ami - jeune d'âge, mais vieux en exploits de guerre - le chef même de ce détachement, Gabriel Troïane. Il fut tué raide d'une balle de mitrailleuse. A ses côtés tombèrent aussi : Apollon et plusieurs autres valeureux et dévoués camarades.
A quelque distance de Goulaï-Polé, nous fûmes rejoints par nos troupes nouvelles, fraîches et pleines d'entrain, commandées par Brova et Parkhomenko.
Peu de temps après, la première brigade de 4e division de la cavalerie de Boudienny, avec son commandant Maslak en tête, passa de notre côté. La lutte contre l'autorité et l'arbitraire des bolcheviks devenait de plus en plus acharnée.
Au début du mois de mars (1921) (17) je dis à Brova et à Maslak de former, avec une partie des troupes qui se trouvaient avec moi, un corps spécial qui fut expédié vers le Don et le Kouban. Un autre groupe fut formé sous les ordres de Parkhomenko et envoyé dans la région de Voronèje. (Depuis, Parkhomenko fut tué et remplacé par un anarchiste, originaire de Tchougouiev.) Un troisième groupe, comprenant 600 cavaliers et le régiment d'infanterie d'Ivanuk, fut dirigé vers Kharkov.
Vers la même époque, notre meilleur camarade et révolutionnaire Vdovitchenko, blessé au cours d'un combat, dut être transporté, accompagné d'un petit détachement, à Novospassovka pour y être soigné. Un corps expéditionnaire des bolcheviks découvrit sa retraite. En se défendant contre l'ennemi, Vdovitchenko et son camarade de lutte, Matrossenko, se voyant sur le point d'être pris, firent - tous les deux - feu sur eux-mêmes. Matrossenko tomba raide mort. Mais la balle de Vdovitchenko resta emboîtée sous le crâne, au-dessous du cerveau. Lorsque les communistes s'emparèrent de lui et apprirent qui il était, ils le soignèrent et le sauvèrent, pour l'instant, de la mort. J'eus bientôt de ses nouvelles. Il se trouvait à l'hôpital d'Alexandrovsk et priait ses camarades de trouver un moyen de le délivrer. On le torturait atrocement, le pressant de renier la Makhnovtchina et de signer un papier à cet effet. Il repoussait ces offres avec mépris, bien qu'il fût si faible qu'il pouvait à peine parler. A cause de ce refus, il devait être fusillé d'un moment à l'autre. Mais je ne pus savoir s'il le fut ou non.
Pendant ce temps, j'effectuai moi-même un raid à travers le Dniéper, vers Nicolaïew ; de là, je repassai le Dniéper au-dessus de Pérékop, me dirigeant vers notre région où je comptais rencontrer quelques-uns de nos détachements. Mais le commandement communiste m'avait préparé une embuscade près de Mélitopol. impossible d'avancer. Impossible aussi de retraverser le Dniéper, la fonte des neiges ayant commencé et le fleuve étant couvert de blocs de glace en mouvement. Il fallut accepter le combat. Il fallut donc que je me remisse en selle(18) et que je dirigeasse moi-même les opérations.
Une partie des troupes ennemies fut habilement tournée et évitée part les nôtres, tandis que j'obligeai l'autre à rester sur le qui-vive pendant vingt-quatre heures, la harcelant à l'aide de nos patrouilles d'éclaireurs. Pendant ce temps, je parvins à effectuer une marche forcée de 60 verstes, à culbuter - à l'aube du 8 mars - une troisième armée bolcheviste, campée aux bords du lac Molotchny, et à gagner, par le promontoire étroit entre ce lac et la mer d'Azov, l'espace libre dans la région du Vorkhny-Tokmak.
De là, j'expédiai Kourilenko dans la région de Berdiansk-Mélitopol pour qu'il y dirige le mouvement insurrectionnel. Moi-même, j'allai, comptant passer par Goulaï-Polé, vers le département de Tchernigov, des délégations paysannes de plusieurs de ses districts étant venues me demander de passer dans leur parages.
En cours de route, mes troupes - c'est-à-dire celles de Pétrenko, comprenant 1.500 cavaliers et deux régiments de fantassins, qui se trouvaient avec moi - furent arrêtées et encerclées par de fortes divisions bolchevistes. Il fallut, de nouveau, que je dirigeasse moi-même les mouvements de contre-attaque. Nos efforts furent couronnés de succès : nous battîmes l'ennemi à plate couture. Faisant de nombreux prisonniers, nous emparant d'armes, de canons, de munitions et de montures.
Mais dieux jours après, nous fûmes attaqués à nouveau par des troupes fraîches et très valeureuses.
Il faut te dire que ces combats quotidiens habituèrent nos hommes à ne faire aucun cas de leur vie, et ce à un tel point que des exploits d'un héroïsme extraordinaire, sublime, impossible à comparer même de loin avec le " courage " le plus élevé devinrent des faits courants. Au cri de : " Vivre libres ou mourir en combattant ", les hommes se jetaient dans la mêlée contre n'importe quelle unité, culbutant un ennemi beaucoup plus fort et l'obligeant à fuir.
Au cours de notre contre-attaque, téméraire à la folie, je fus traversé par une balle qui me frappa à la cuisse et passa par le bas-ventre, prés de l'appendice. Je tombai de cheval. Cet accident fit échouer notre contre-attaque et nous obligea à un repli, l'élan de nos troupes ayant été brisé surtout par le cri d'un des nôtres, peu expérimenté sans doute (19): " Batko est tué. "
On me transporta, pendant douze verstes, dans une espèce de carriole, avant de me faire un pansement, et je perdis mon sang en abondance.
Etendu sans connaissances je restai sous la garde de Léo Zinkovsky. On était le 14 mars. Dans la nuit du 15, je repris mes sens. Tous les commandants de notre armée et les membres de l'état-major, Bélach en tête, assemblés à mon chevet, me demandèrent de signer l'ordre d'envoyer des détachements de l00 et 200 hommes vers Kourilenko, Kojine et autres, qui dirigeaient le mouvement insurrectionnel dans divers districts. Ils voulaient que je me retirasse, avec un régiment, dans un endroit relativement calme, jusqu'à ce que je pusse me remettre en selle.
Je signai l'ordre. De plus, je permis à Zaboudko de former un " détachement volant " pour agir dans la région à son gré, sans toutefois perdre contact avec moi.
Au matin du 16 mars tous ces détachements étaient déjà partis, sauf une petite unité spéciale qui demeura auprès de moi.
A ce moment-là, la neuvième division de cavalerie rouge fonça sur nous et nous obligea à lever le camp. Elle nous poursuivit pendant treize heures, sur un parcours de 180 verstes. Enfin arrivés au village Sloboda, au bord de la mer d'Azov, nous pûmes changer de chevaux et faire une halte de cinq heures.
A l'aube du 17 mars, nous nous remîmes en marche vers Novospassovka. Mais après 17 verstes de route, nous nous heurtâmes à de nouvelles forces de cavalerie ennemie, toutes fraîches. Elles furent lancées sur les traces de Kourilenko ; mais, l'ayant perdu de vue, elles tombèrent sur nous. Après nous avoir pourchassés sur un parcours de 25 verstes (nous étions rompus de fatigue, totalement épuisés et, cette fois, vraiment incapables de combattre), cette cavalerie se jeta résolument sur nous.
Que faire ? J'étais incapable, non seulement de me mettre en selle, mais même de me dresser sur mon séant ; j'étais couché au fond de ma carriole et je voyais un corps à corps épouvantable - un " hachage " - s'engager à quelque deux cent mètres de moi. Nos hommes mouraient rien que pour moi, rien que pour ne pas m'abandonner. Or, en fin de compte, il n'y avait aucun moyen de salut, ni pour eux, ni pour moi. L'ennemi était cinq ou six fois plus fort et des réserves fraîches lui arrivaient constamment.
Tout à coup, je vis les servants de nos mitrailleuses " Lewis " - ceux-là mêmes qui étaient avec moi, de ton temps aussi ils étaient cinq, sous les ordres de Micha, originaire du village Tchernigovka, près de Berdiansk) - s'accrocher à ma carriole et je les entendis me dire : " Batko, votre vie est indispensable pour la cause de notre organisation paysanne. Cette cause nous est chère. Nous allons mourir tout à l'heure. Mais notre mort vous sauvera, vous et ceux qui vous sont fidèles et prennent soin de vous. N'oubliez pas de répéter nos paroles à nos parents. " L'un d'eux m'embrassa, puis je ne vis plus personne d'entre eux auprès de moi. Un moment après, Léo Zinkovsky me transportait sur ses bras dans la voiture d'un paysan qu'on venait de trouver quelque part. (Ce paysan passait à proximité.) J'entendis les mitrailleuses crépiter et les bombes éclater au loin : c'étaient nos " lewisistes " qui empêchaient les bolcheviks de passer...
Nous eûmes le temps de gagner trois ou quatre verstes de distance et de passer le gué d'une rivière. J'étais sauvé. Quant à nos mitrailleurs, ils moururent tous là-bas.
Quelque temps après, nous passâmes de nouveau au même endroit, et les paysans du village Starodoubovka nous montrèrent la tombe commune où ils avaient enseveli nos mitrailleurs.
Jusqu'à présent, cher ami, je ne puis m'empêcher de pleurer en pensant à ces vaillants combattants, simples et honnêtes paysans. Et pourtant, il faut que je te le dise, il me semble que cet épisode m'a guéri. Le soir du même jour, je me mis en selle et je quittai la région.
Au mois d'avril, je repris contact avec tous les détachements de nos troupes. Ceux qui se trouvaient à peu de distance reçurent l'ordre de se mettre en marche vers la région de Poltava.
Au mois de mai, les unités de Thomas Kojine et de Kourilenko se joignirent à cet endroit et formèrent un corps de 2.000 cavaliers et de quelques régiments d'infanterie. Il fut décidé de marcher sur Kharkov et d'en chasser les grands maîtres, ceux du parti communiste. Mais ceux-ci étaient sur leurs gardes. Ils envoyèrent à ma rencontre plus de soixante autos blindées, plusieurs divisions de cavalerie et une nuée de fantassins.
La lutte contre ces troupes dura des semaines.
Un mois plus tard, le camarade Stchouss fut tué dans une bataille toujours dans la même région de Poltava. Il était alors chef de état-major du groupe de Zaboudko. Il remplit vaillamment son devoir.
Encore un mois plus tard, ce fut le tour de Kourilenko. Il couvrait le passage de nos troupes à travers les voies ferrées. Il s'occupait en personne de placer les détachements et il restait toujours avec l'escouade de tête. Un jour, il fut surpris par les cavaliers de Boudienny et périt dans la mêlée.
Le 18 mai, la cavalerie de Boudienny se trouvait en marche ; venant de la région d'Ekatérinoslaw, elle se dirigeait vers le Don pour y maîtriser une insurrection des paysans à la tête de laquelle se trouvaient nos camarades Brova et Maslak (celui là même qui avait été, précédemment, chef de la première brigade du corps d'armée de Boudienny et s'était joint à nous, avec tous les hommes qu'il commandait).
Notre groupe était formé de plusieurs détachements réunis sous les ordres de Pétrenko-Platonoff. Notre état-major principal et moi, nous faisions partie de ce groupe. Ce jour-le, le groupe se trouvait à l5 ou 20 verstes du chemin suivi par l'armée de Boudienny. Sachant entre autres, que je me trouvais toujours auprès de ce groupe, ce dernier fut séduit par le peu de distance qui nous séparait de lui. Il ordonna au chef du détachement d'autos blindées (n° 1) - détachement qui devait participer à l'écrasement des paysans du Don - de sortir 16 autos blindées et de bloquer avec elles les abords du village Novogrigorievka. Quant à Boudienny lui-même, il marcha à travers champs, à la tête d'une partie de la 19e division de cavalerie (ancienne division du " service intérieur "), dans la direction de Novogrigorievka. Il y arriva avant les autos blindées, obligées d'éviter les ravins, de chercher le gué des cours d'eau, de disposer des sentinelles, etc. La vigilance de nos éclaireurs nous mit au courant de tous ces mouvements, ce qui nous permit de prendre des précautions. Au moment même où Boudienny apparut en vue de notre campement, nous nous jetâmes à sa rencontre.
En un clin d'oeil, Boudienny, qui galopait fièrement au premier rang, tourna bride. L'infâme couard s'enfuit, abandonnant ses compagnons.
Le combat qui s'engagea fut un véritable cauchemar. Les soldats de l'Armée Rouge, lancés contre nous, appartenaient aux troupes qui étaient restées, jusque-la, en Russie Centrale. Elles y " assuraient l'ordre intérieur ". Ces soldats n'avaient pas combattu à nos côtés en Crimée ; ils ne nous connaissaient pas. On les avait trompés, leur disant que nous étrons de " vulgaires bandits ", et ils mirent leur point d'honneur à ne pas reculer devant des malfaiteurs.
Quant aux insurgés, ils se sentaient dans leur droit et étaient fermement décidés à vaincre et à désarmer l'ennemi.
Ce combat fut le plus acharné de tous ceux qui nous eûmes à soutenir, avant ou après. Il se termina par une défaite complète des troupes de Boudienny, ce qui amena la décomposition de son armée et la désertion de beaucoup de ses soldats.
Ensuite, je formai un détachement des originaires de la Sibérie et je l'expédiai, armé et muni du nécessaire, en Sibérie, sous les ordres du camarade Glasounoff. Au commencement du mois d'août 1921 nous apprîmes par les journaux bolchevistes que ce détachement fit son apparition dans la région de Samara. Puis on n'en entendit plus parler.
Durant tout l'été 1921 nous ne cessâmes de combattre.
La sécheresse excessive de cet été et la mauvaise récolte qui en résulta dans les départements d'Ekatérinoslaw, de Tauride et, partiellement, dans ceux de Kherson et de Poltava, ainsi que dans la région du Don, nous forcèrent à nous diriger, d'une part, vers le Kouban et sous Tzaritsine et Saratov, d'autre part vers Kiew et Tchernigov. De ce dernier côté, la lutte était conduite par le camarade Kojine. Lorsque nous nous retrouvâmes, il me transmit des liasses de papiers : décisions prises par les paysans du département de Tchernigov, déclarant vouloir nous soutenir entièrement dans notre lutte.
Quant à moi, je fis un raid vers la Volga, avec les détachements des camarades Zaboudko et Pétrenko ; puis je me repliai sur le Don, rencontrant en route plusieurs de nos unités, dont j'opérai la jonction et que je reliai aussi avec le groupe d'Azov (ancien groupe de Vdovitchenko).
Au début du mois d'août 1921, il fut décidé qu'en raison de la gravité de mes blessures je partirais, avec quelques-uns de nos commandants, à l'étranger, pour y suivre un traitement sérieux.
C'est vers la même époque que furent grièvement blessés nos meilleurs commandants : Kojine, Pétrenko et Zaboudko.
Le 13 août, accompagné d'une centaine de cavaliers, je m'engageai dans la direction du Dniéper et, le 16 au matin, nous passâmes ce fleuve entre Orlik et Krémentchoug, à l'aide de 17 barques de pêcheurs. Ce jour même je fus blessé six fois, mais légèrement.
En cours de route, nous rencontrâmes plusieurs de nos détachements. Nous leur expliquâmes les raisons de notre départ pour l'étranger. Tous nous dirent la même chose : " Partez, soignez bien Batko, et puis revenez à notre rescousse. "
Le 19 août, à 12 verstes de Bobrinetz, nous tombâmes sur la septième division de cavalerie de l'Armée Rouge, campée le long de la rivière Ingoulets.
Retourner sur nos pas signifierait courir à notre perte, car nous avions été aperçus par un régiment de cavalerie, à notre droite, qui se porta tout de suite en avant pour nous couper la retraite. C'est pourquoi je priai Zinkovsky de me mettre à cheval. En un clin d'oeil sabres à nu et aux cris de " Hourrah ! ", nous nous précipitâmes vers les mitrailleuses de la division, qui se trouvaient amassées dans un village. Nous parvînmes à nous emparer de 13 mitrailleuses " Maxim " et de 3 " Lewis ". Puis nous continuâmes notre chemin.
Mais à l'instant même où nous nous emparions des mitrailleuses, la division tout entière se rangea rapidement et nous attaqua.
Nous étions pris dans une souricière. Mais sans perdre courage, nous attaquâmes et culbutâmes le 38e régiment et la division. Nous ayant frayé un passage, nous parcourûmes 110 verstes sans nous arrêter, tout en nous défendant sans cesse contre les attaques furieuses de toutes ces troupes.
Nous finîmes par leur échapper, après avoir perdu, il est vrai, 17 de nos meilleurs compagnons.
Le 22 août, on eut encore à s'occuper de moi : une balle me frappa au cou et sortit par la joue droite. Me voici de nouveau couché au fond d'une charrette. Mais cela ne fit qu'accélérer notre marche.
Le 26, nous fûmes obligés de soutenir un nouveau combat avec les rouges. Nous y perdîmes nos meilleurs camarades et combattants : Pétrenko-Platonoff et Ivanuk.
Je fus obligé de modifier une dernière fois notre itinéraire. Le 28 août, je passai le Dniester. Me voici à l'étranger... "
Ainsi se termina, fin 1921, le grand drame populaire de l'Ukraine, drame qui représente un morceau d'histoire du peuple - et non des partis, des autorités ou des systèmes d'oppression - et qui, pourtant, ou plutôt pour cette raison, n'est même pas soupçonné hors de Russie (20), tous les " surhommes " patentés et leurs acolytes ayant soigneusement caché ces faits. Car, la vérité historique aurait précipité tous ces pygmées de leur piédestal d'argile, de même que la véritable Révolution Populaire précipitera bientôt dans la poussière, à tout jamais, tous les " surhommes " au pouvoir, quels qu'ils soient. Alors viendront des hommes qui sauront et oseront, enfin, écrire la vraie histoire des peuples.

Avec ses nombreuses divisions, n'hésitant pas devant les plus terribles mesures de répression et de violence, le gouvernement communiste parvint rapidement à écraser ou à, disperser les derniers détachements makhnovistes errant à travers le pays.

Il va de soi qu'il vint à bout, également, de la résistance des quelques dernières troupes pétliouriennes dans le Sud-Ouest ainsi que de nombreuses formations paysannes, d'une nature très variée, en état de révolte spontanée contre les nouveaux seigneurs ou ayant " pris le maquis " pour se soustraire à l'implacable châtiment.

Makhno, avec la poignée de ses camarades de lutte, se réfugia à l'étranger. Il ne revit plus jamais son pays natal.

L'Ukraine tout entière fut soumise à la dictature bolcheviste.

 

Notes:

(15) Frounzé cite plusieurs cas où les soldats de l'Armée Rouge auraient été désarmés et même tués par les makhnovistes . Or, tous les cas dont il parle fument examinés de près par lui-même, par Rakovsky et par les représentants des makhnovistes, à Kharkov. Il fut établi d'une façon incontestable : 1° que l'armée makhnoviste n'avait été pour rien dans ces méfaits ; 2° que si des actes hostiles à l'égard de l'armée furent commis par certains détachements militaires ne faisant pas partie de l'armée makhnoviste, cela venait surtout de ce que les autorités soviétiques avaient négligé de publier, en temps opportun et d'une manière intelligible, leur accord avec les insurgés. En effet, on savait que de nombreux détachements militaires isolés, non incorporés à l'armée makhnoviste (nous serons obligés de revenir sur ce sujet un peu plus loin dans un autre ordre d'idées), opéraient ça et là en Ukraine. La plupart de ces détachements tout en agissant à leur gré, prêtaient l'oreille, néanmoins, à l'opinion et à l'attitude de l'Armée insurrectionnelle. Ils auraient certainement cessé toute hostilité contre les autorités et les armées soviétiques s'ils avaient eu connaissance de l'accord conclu avec les makhnovistes.
Frounzé cherche à justifier son ordre à la manière des jésuites, avec des arguments plausibles en apparence, mais faux en réalité. Car, il ne peut avouer le seul argument vrai : le désir des bolcheviks de se débarrasser définitivement de l'armée et du mouvement makhnovistes, du moment que le Pouvoir bolcheviste n'avait plus besoin de l'Armée insurrectionnelle. S'il l'avouait, il lui faudrait en donner les raisons. Mais alors les mensonges du gouvernement et son attitude véritable à l'égard des masses laborieuses seraient dévoilés. Cette nécessité de cacher en peuple la vraie raison de la rupture est 1e meilleur aveu, la meilleure preuve de l'esprit antipopulaire, antisocial et antirévolutionnaire de toute la " politique " bolcheviste. Si cette attitude et cette politique étaient loyales et justes, pourquoi cherchait-on à donner le change ?

(16) N'oublions pas que cette armée tenait à rester une armée, avec le devoir de ne jamais perdre l'espoir d'être encore utile à la cause. C'était la seule raison qui l'incitait à persister dans son effort surhumain. -VOLINE.

(17) Le lecteur se rappellera que ce fut le moment de la révolte de Cronstadt. On a supposé à tort que les bolcheviks ont soutenu à dessein cette thèse que Makhno avait participé indirectement à ce mouvement.

(18) Comme nous l'avons dit, Makhno avait été blessé par une balle qui lui avant fracassé une cheville. Il ne montait donc à cheval que dans les cas d'extrême nécessité.

(19) Makhno veut dire : ne sachant pas qu'il ne faut jamais pousser de pareils cris en pleine bataille.

(20) Exception faite des milieux libertaires et de quelques cercles particuliers.

 


Return to La Révolution Inconnue

On to Le sort de Makhno et de certains de ses camarades ; Epilogue