URSS 1918 : L'AFFRONTEMENT BOLCHEVICS / ANARCHISTES

Groupe Florès-Magon
Le Monde libertaire


L'histoire du mouvement anarchiste est faite d'un perpétuel combat contre les interprétations des idéologies autoritaires. Quand les historiens ne nient pas tout simplement notre contribution au passé des luttes, ils pratiquent la diffamation.

Que l'on songe au travail acharné de certains érudits qui a été nécessaire pour rétablir la vérité sur Makhno, considéré longtemps comme un bandit douteux. Dans la même perspective, rappeler la répression bolchevique contre les anarchistes en avril 1918 peut permettre de corriger certaines calomnies.

Cela montre aussi que la dictature en Russie ne date pas de 1921 avec Kronstadt, mais des premiers mois du pouvoir. Celui-ci n'a pas dérapé vers la fin du règne de Lénine, la tyrannie était opérationnelle dès le début.

Après la Révolution d'Octobre (en fait plutôt un putsch), les bolcheviks entreprirent la centralisation et la concentration des pouvoirs à leur profit. Sur ces mesures, ils rencontrèrent l'opposition des anarchistes russes. A Moscou et à Petrograd, ceux-ci étaient particulièrement implantés.

La Fédération anarchiste de Moscou possédait un quotidien (Bourevestnik, tirant à plus de 25 000 exemplaires, remplacé ensuite par Anarkhia). Elle possédait plus d'une Vingtaine de centres pour ses groupes. Le principal étant la Maison de l'anarchie située à l'ancienne chambre de commerce.

La fédération utilisait ses assises pour lancer de violentes attaques contre l'étatisation en cours. Toutefois, cette attitude restait purement défensive.

Les bolcheviks provoquèrent un nouveau facteur de crise en signant le 3 mars 1918, le traité de Brest-Litovsk. Ils acceptèrent toutes les conditions exorbitantes de l'Allemagne. Cette rédition provoqua la fureur des révolutionnaires. Si les bolcheviks eurent beau jeu de rappeler aux socialistes-révolutionnaires (S.R.), plutôt militaristes, que l'armée russe était à bout de souffle, ils furent plus gênés par les propositions anarchistes visant à créer des groupes de partisans et à provoquer le sabotage.

Mais les léninistes avaient trop besoin de la paix pour installer leur nouveau pouvoir. Ils ne purent supporter la multiplication des attentats anti-allemands (dans le même temps, Makhno menait une guérilla contre les Austro-Allemands en Ukraine). Enfin, le troisième élément d'opposition entre léninistes et anarchistes vint de la prétention des premiers à exercer l'autorité.

Pour cela les bolcheviks avaient créé dès les premiers jours un organisme policier "infaillible", la Tchéka. Leur revue, Le Glaive rouge, proclamait : " Tout nous est permis car, nous les premiers, nous avons utilisé le glaive (...) pour libérer l'humanité."
Très vite la Tchéka allait être l'instrument de la terreur.

Devant cette menace les sections locales de la Fédération anarchiste de Moscou constituèrent des groupes armés : les gardes noirs.

Dotés d'un armement léger (fusils, grenades...), ils devaient assurer la protection des locaux et éventuellement participer à des actions. On comptait cinquante unités locales coordonnées par un état-major commun librement accepté. Cette création provoqua l'inquiétude chez les bolcheviks.

On imagina même le renversement du gouvernement. Aussi, ils décidèrent de passer à l'action.

Voline raconte ce qui fut préparé : "Tout d'abord la presse communiste, sous l'ordre du gouvernement, entreprit contre les anarchistes une campagne de calomnies et de fausses accusations, de jour en jour plus violentes. En même temps, on préparait activement le terrain dans les usines, à l'armée et dans le public, par des meetings et des conférences. On tâtait partout l'esprit des masses. Bientôt le gouvernement acquit la certitude qu'il pouvait compter sur ses troupes et que les masses resteraient plus ou moins indifférentes ou impuissantes. " (2).

Les bolcheviks saisirent comme prétexte la confiscation de l'automobile de l'ambassadeur américain par des Gardes noirs le 9 avril 1918. Plusieurs fois, en effet, les anarchistes russes avaient tenté de faire pression sur le diplomate afin d'obtenir la libération de révolutionnaires emprisonnés aux Etats-Unis.

Volant ainsi au secours, des unités de la Tchéka, des tirailleurs lettons et un régiment passèrent à l'action. Dans la nuit du 11 au 12 avril, vingt-six centres anarchistes furent attaqués par surprise. La résistance la plus violente vint de la Maison de l'anarchie et du monastère occupé de Donskoï. Les rouges durent utiliser des canons pour les réduire. On dénombra à Moscou une soixantaine de morts et plus de 600 arrestations.

Ainsi, six mois après la prise du pouvoir par les bolcheviks, le processus totalitaire se mettait en route. De nombreuses structures anarchistes furent dissoutes. Les mêmes opérations eurent lieu à Pétrograd, Vologda, Vitebsk, Smolensk, Toutefois les Gardes noirs ne furent. pas totalement, réduits et beaucoup participeront à la lutte dans la clandestinité.

Il fallut pour les bolcheviks justifier cette position. Le procédé le plus commode fut la criminalisation.

On affirma que la délinquance avait chuté de 80% après l'écrasement des Gardes noirs.

Toute une littérature reprit cette thèse jusqu'à nos jours. Jean Marabini écrit en 1965 : " Piller le jour en toute bonne conscience, mener une vie de débauche la nuit dans les cabinets particuliers de l'hôtel Métropole en compagnie des plus belles femmes aussitôt accourues, dans un luxe qui rappelle celui d'avant 1914 (les stocks de caviar et de champagne sont un produit des "réquisitions"), tout cela constitue pour des centaines de jeunes gens la ''belle vie" d'une révolution palpitante." (3)

L'écrivain Victor Serge a tenté dans un livre servile, L'An 1 de la révolution russe, de défendre la thèse officielle. Plus subtil, il déclare cependant qu'à côté de "bons" anarchistes quoique de doux rêveurs, il y avait des éléments suspects. Il cite à l'appui un texte paru le 17 mars 1918 dans Anarkhia et émanant de la Fédération anarchiste de Moscou. Il y est déclaré que toute décision des Gardes noirs devait être écrite et signée par les responsables.
Des excès auraient été commis, en conclut Victor Serge, par exemple des appropriations de biens. Bref les Gardes noirs auraient sombré dans le banditisme (4).

Cette théorie reprise par l'historien Paul Avrich amène plusieurs réponses : d'abord les seules expropriations tolérées à l'époque par les anarchistes consistaient dans la saisie des riches propriétés (pour les locaux) et autres actes à caractère militant. Des vols furent en effet commis, mais par des individus prenant le nom des Gardes noirs.

Ces actes furent vigoureusement combattus. Le conseil de la fédération anarchiste déclara d'ailleurs à ce sujet " ne tolérer aucune réquisition à des fins d'enrichissement personnel". La mesure citée par Victor Serge précisait donc clairement les choses : éviter toute utilisation du nom. Il faut signaler aussi que les historiens marxistes font l'amalgame entre ces vols sans rapport direct et les actes militants violents.

Assimiler à du banditisme la réquisition de locaux ou de la voiture d'un ambassadeur américain est étonnant, lorsqu'on affirme d'autre part être les seuls révolutionnaires !

Les mêmes s'indignèrent lorsque le monde capitaliste montra le nouveau régime de façon apocalyptique alors qu'ils ne pratiquaient pas de façon très différentes avec les anarchistes. Enfin rappelons que sous le tsarisme, presque tous les groupes révolutionnaires pratiquaient l'action violente et les fameuses " ex " (expropriations). Staline lui-même aurait participé à un hold-up (5).

Une fois au pouvoir, les bolcheviks se mirent à condamner toute " ex " ou attentat alors que pour les anarchistes la révolution restait à faire. Victor Serge ne résiste pas à donner le vrai motif de l'écrasement des Gardes noirs : "En cette période de disette, la démagogie sincère des propagandistes libertaires trouvait bon accueil parmi les éléments arriérés (sic) de la population." (4) En clair, les anarchistes risquaient de mobiliser la population mécontente contre les bolcheviks. Il faut noter que la plupart des dirigeants ont assumé la répression.

Lénine déclara dans un entretien avec Makhno : "Si nous avons été obligés, me dit Lénine, de prendre des mesures énergiques pour déloger les anarchistes de l'hôtel particulier qu'ils occupaient (...) et où ils cachaient certains bandits locaux ou de passage, la responsabilité n'en incombe pas à nous, mais aux anarchistes qui s'étaient installés là, d'ailleurs nous ne les tracasserons plus.
Vous devez savoir qu'ils ont été autorisés à occuper un autre immeuble non loin (... ) et qu'ils sont libres de travailler comme ils l'entendent.

- Avez-vous des indices, demandais-je au camarade Lénine, établissant que les anarchistes auraient donné asile à des bandits ?
- Oui, la commission extraordinaire (la Tchéka) les a recueillis et vérifiés." (6)

Précisons que lors de cette entrevue, Lénine décerna à Makhno le brevet de véritable révolutionnaire, en opposition donc avec ces Gardes noirs. Puis, peu de temps après, il le fera mettre hors-la-loi sous l'accusation de bandit et de contre-révolutionnaire. Le procédé de criminalisation était donc à l'usage. Quant au sérieux de vérifications de la Tchéka, elles seront mises en cause par des militants bolcheviks lorsque cet organisme s'intéressera au parti lui-même.

Si les Gardes noirs étaient des criminels, comment expliquer la réprobation dans les milieux révolutionnaires internationaux après le 12 avril 1918?

Cette condamnation contraignit d'ailleurs les bolcheviks à ralentir un temps la répression. En fait les Gardes noirs pouvaient défendre un mouvement anarchiste russe bien hésitant par rapport à ses potentialités (7). D'où leur élimination.

D'anciens Gardes noirs menèrent la résistance par la suite.
En septembre 1921, la Tchéka fusilla l'un d'entre eux, Lev Tchemyi, ainsi qu'un poète, Fania Baron. Cette fois les exécutions provoquèrent l'écoeurement et des protestations en Russie et à l'étranger. Hommage significatif à l'un de ceux que l'on avait voulu faire passer pour des pillards.

Groupe Florès-Magon
Le Monde libertaire

 

Notes:

(1) Michel Heller, " Le K. G. B... ", l'Histoire n°68, p. 70.
(2) Voline, La Révolution inconnue, Paris 1972, p. 43.
(3) J. Marablni, La Vie quotidienne à Moscou sous la révolution d'octobre, Hachette, Paris 1965, p. 193.
(4) Victor Serge, L'An 1de la révolution russe, édition de 1965 (Delphes), pp. 288-293.
(5) J. Baynac, Les Socialistes-Révolutionnaires, p. 226.
(6) N. Makhno, Rencontre avec Lénine, dans plusieurs ouvrages comme Ni Dieu ni maître, en vente à la librairie du Monde Libertaire.
(7) De l'aveu de la plupart des militants ayant vécu cette période.


Source: Increvables Anarchistes

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